CHAPITRE DOUZE
Le soleil couchant passa un long bras mordoré par la porte ouverte, éclairant le coin ombreux où était tapi Ali Hassan. Je vis qu’Emerson m’observait d’un œil narquois.
— Voilà qui ébranle quelque peu votre théorie, n’est-ce pas ?
— Je ne puis me prononcer pour l’instant, répliquai-je. « Un certain temps » est une formule plutôt imprécise. Mais s’il s’avérait, en définitive, qu’Armadale était déjà mort quand s’est produite la dernière agression… non, cela ne me surprendrait pas vraiment. L’autre théorie que j’avais formulée…
— Crénom, Amelia, auriez-vous le culot infernal de prétendre…
Emerson interrompit net son apostrophe. Après quelques instants de respiration oppressée, il me montra les dents en une expression qui se voulait manifestement un sourire, car, lorsqu’il reprit la parole, sa voix était d’une écœurante suavité :
— Je n’en dirai point davantage. Je ne tiens pas à ce que Ali Hassan pense qu’il y a désaccord entre nous.
— Ces Arabes ne comprennent pas la manière qu’ont les Occidentaux d’exprimer leur affection, opinai-je distraitement. Emerson, nous devons agir sur-le-champ. Nous nous trouvons devant un dilemme de proportions considérables.
— Exact. Il nous faut ramener ici le corps d’Armadale. Et il faut que quelqu’un surveille la tombe ; elle est plus vulnérable que jamais.
— De toute évidence, nous devons nous répartir les tâches. Dois-je aller chercher Armadale ou garder la tombe ?
— Armadale, répondit-il sans hésiter. Quoique… je n’aime pas vous demander cela, Peabody.
— Vous me confiez la mission la moins dangereuse.
Emerson me regardait avec une expression qui ne laissa pas de m’émouvoir, mais l’heure n’était pas au sentiment. À l’ouest, le soleil déclinait davantage à chaque seconde qui passait.
Ali Hassan grogna et se mit debout.
— Je pars, maintenant. Vous me donnez…
— Pas avant que vous nous ayez conduits auprès d’Armadale, coupa Emerson. La Sitt va vous accompagner.
Une lueur de cupidité s’alluma, dans les yeux de Ali Hassan. Il se mit à geindre, arguant de son grand âge et de son état d’épuisement. Après marchandage, il accepta les cinquante piastres supplémentaires que lui offrait Emerson pour me conduire à la grotte.
— Et vous répondez sur votre vie de la sécurité de la Sitt, Ali Hassan, ajouta Emerson d’une voix rauque, menaçante. Si elle revient avec la plus petite égratignure, s’il lui manque un seul cheveu de sa tête, je vous arracherai le foie. Vous savez que je dis vrai.
— Je le sais, soupira Ali Hassan d’un air lugubre.
— Partez immédiatement, Peabody. Prenez avec vous Abdullah et deux autres hommes. Peut-être aussi Karl…
— Pourquoi pas moi, plutôt ? s’enquit une voix.
Le soleil embrasait la chevelure de Mr. O’Connell. Seule sa tête dépassait du chambranle, ce qui tendait à indiquer qu’il était prêt à fuir au moindre signe d’hostilité. Néanmoins, son sourire était aussi épanoui et impertinent que de coutume.
— Humph ! dit Emerson. Je vous ai cherché partout, monsieur O’Connell.
— J’ai estimé préférable de vous éviter dans un premier temps, répondit le journaliste.
Rassuré par l’attitude posée d’Emerson, il sortit de son abri, les mains dans les poches.
— J’ai entendu malgré moi votre conversation, dit-il.
— Grrr.
(Il n’y a pas d’autre moyen, je vous assure, de reproduire le son qu’émit mon époux.)
— C’est la pure vérité, dit O’Connell en ouvrant tout grands ses yeux bleus. Et c’est une chance, finalement, pas vrai, professeur ? Vous ne voudriez pas que Mrs. E. se balade dans les collines sans qu’un homme soit là pour la protéger.
— Je n’ai nul besoin d’un homme pour me protéger ! m’indignai-je. Et si tel était le cas, Abdullah ferait parfaitement l’affaire.
— Certes, certes. Vous en remontreriez à Cormac en personne, m’dame, vrai de vrai. Laissez-moi vous accompagner, pour me faire plaisir, comme la gente dame que vous êtes. Je jure par tous les dieux de la vieille Irlande que je vous soumettrai directement mon article après l’avoir écrit.
Emerson et moi échangeâmes un coup d’œil.
— Et Mary ? m’enquis-je. Allez-vous la laisser ici avec Karl ? Il l’admire grandement, vous savez.
— Elle ne m’adresse toujours pas la parole, avoua O’Connell. Et puis, rendez-vous compte, c’est le scoop de l’année ! Nouvelle victime de la Malédiction des Pharaons ! Notre correspondant sur les lieux ! Le courage de Mrs. Emerson, ombrelle à la main !
Entendant cela, mon mari se remit à gronder. J’avoue que, pour ma part, je trouvai la tirade plutôt amusante. Au bout d’un moment, Emerson bougonna :
— Très bien. O’Connell, allez chercher Abdullah. Demandez-lui d’apporter l’équipement nécessaire – cordes, lanternes – et retrouvez-nous ici dans dix minutes, avec deux de ses meilleurs hommes.
Le visage fendu d’une oreille à l’autre, O’Connell fit diligence. Sans se soucier de Ali Hassan, qui nous observait avec des yeux ronds, Emerson m’enserra dans une affectueuse étreinte.
— J’espère que je n’aurai pas à m’en repentir, murmura-t-il. Soyez prudente, Peabody.
— Vous de même, Emerson.
Je l’étreignis à mon tour.
— Allez, à présent, avant que la tombée de la nuit n’ajoute encore au danger.